Le projet Transmission: l'animation communautaire telle une histoire appliquée

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Fruit d'une initiative de l'artiste Hélène Blondin, le projet Transmission, mis de l'avant par la MRC d'Autray en 2014-2015, a remporté un prix du mérite en interprétation de l'AQIP en 2015. Dans son principe et dans sa réalisation, c'est, en quelque sorte, un projet d'histoire appliquée. Le reconnaître en tant que tel permet de poser sur son exemple un regard qui se veut enrichissant, tant pour ses initiateurs que pour ceux qui en voient les résultats.

Branche encore méconnue de la discipline historique, l'histoire appliquée offre plusieurs possibilités nouvelles pour permettre au grand public d'entretenir un lien plus tangible avec son propre patrimoine. Que l'exercice passe par la vulgarisation historique, par l'histoire orale ou par l'animation en groupe, la discipline que l'on nomme aussi « histoire publique » donne de surcroit l'occasion aux professionnels de l'histoire d'explorer de nouvelles sources de connaissance et de nouvelles avenues de diffusion du savoir.

 l’École normale, ma mère a appris tout ce qu’il faut transmettre aux jeunes filles, ce travail brodé comme travail scolaire en fait foi. - Louise Cloutier, Saint-Ignace-de-Loyola

À l’épicerie de mon père, on avait le téléphone… - Manon Champigny, Saint-Didac

Des jeux pour enfants: billes, toupie sculptée dans une bobine de fil, bouton monté sur une corde. - Wilfrid Lanois, Sainte-Geneviève-de-Berthier

Des affaires de gars : des outils, des vis et des petits supports de frigidaire dont on se servait à l’usine. - Michel Laporte, Saint-Norbert

Principes d'histoire appliquée

Le questionnement des historiens quant à l'utilité de leur discipline ne date pas d'hier. Entre la construction de savoirs dans la recherche fondamentale et la diffusion large d'un récit humain, de nombreux praticiens de la discipline sont tentés d'expérimenter dans les deux sphères. C'est aux États-Unis cependant que la pratique s'est précisée. Dans un ouvrage fondateur, The Presence of the Past [Rosensweig, Thelen. The Presence of the Past-Popular Uses of History in American Life. Columbia University Press, New York, 1998.], les Américains Roy Rosensweig et David Thelen présentent une nouvelle vision de l'histoire. À travers le dévoilement d'une étude nationale sur le rapport des Américains à leur propre passé, réalisée au cours des années 1990, les deux chercheurs proposent une pratique dans laquelle l'historien n'est plus l'unique protagoniste. En effet, l'histoire sociale, ayant pris son envol au cours du XXe siècle favorise aussi la conscientisation de plusieurs spécialistes de l'histoire face à un grand public friand de vulgarisation, d'écomusées ou de reconstitutions filmées, bref, un public qui aime qu'on lui raconte son histoire. Ces sphères d'activité, autrement plus médiatiques que les couloirs feutrés des institutions académiques, sont restées pourtant peu accessibles aux historiens qui, admettons-le, ne leur ont pas toujours démontré l'intérêt nécessaire.

C'est qu'il s'agit d'une tout autre pratique, d'un tout autre état d'esprit dans lequel il faut se placer. L'histoire appliquée (ou l'histoire publique, si l'on veut traduire littéralement l'appellation anglo-saxonne de Public History) fait de l'historien un polyglotte multidisciplinaire, actif dans des sphères fort nouvelles pour lui: le monde muséal, le milieu communautaire, l'univers des médias, pour n'en nommer que quelques-unes. Aux États-Unis, un regroupement comme le National Council on Public History mène depuis longtemps l'action de ses membres issus des sphères académiques, muséales et communautaires. En Grande-Bretagne, l'organisme History and Policy vise à offrir aux décideurs et aux journalistes des dossiers de recherche fouillés pour approfondir leur perspective sur telle ou telle question de l'actualité.

Le projet fait des héritiers: de nombreuses universités offrent aujourd'hui des maîtrises en histoire appliquée, dont les cursus variés montrent l'ampleur des champs d'actions possibles pour un partenariat entre le monde académique et d'autres sphères d'activité. À titre d'exemple, l'UQAM offrait une maîtrise [Le programme fait présentement l'objet d'une refonte de son cursus et est par con- séquent suspendu jusqu'à nouvel ordre.] à de jeunes historiens attirés par le milieu institutionnel et muséal. Leur programme, qui comprenait une recherche académique traditionnelle, leur donnait de plus l'occasion de participer à un stage dans un organisme non- académique. Des partenaires tels que le Musée Pointe- à-Callière, le Musée McCord-Stewart, le Centre Commémoratif de l’Holocauste, BAnQ, ou Parcs Canada ont accueilli des étudiants dont les travaux devaient être utiles aux activités de recherche et de vulgarisation des organismes. D'autres universités montréalaises ont depuis lancé leurs propres programmes. L’Université Concordia offre un programme d’histoire publique et l’Université de Montréal a lancé récemment un programme d’histoire « dite pratique » orientée vers l'insertion professionnelle des diplômés.

L'objectif de l'histoire appliquée est donc de permettre non seulement aux historiens mais aussi aux acteurs d'autres milieux de placer l'histoire au cœur d'activités qui animent des publics variés. Des groupes scolaires aux milieux communautaires, de nombreux projets qui utilisent l'histoire et le patrimoine voient le jour. Certains se réclament consciemment d'une démarche d'histoire appliquée, d'autres, comme le projet Transmission, découvrent à postériori leur parenté avec cette discipline récente, encore méconnue.

Un projet multi-générationnel

Dans les mots de la MRC d'Autray, le projet Transmission s'exprime de belle manière: « Ne reste qu’à écouter ceux qui nous précèdent pour réaliser tout le chemin parcouru. Quel héritage mettre en valeur pour se sou- venir? Que garder d’aujourd’hui pour témoigner de la tranquille évolution de l’identité collective et de la transformation de notre environnement? Tournons nos regards vers les témoins d’hier sans oublier, bien sûr, ceux d’aujourd’hui!» [Site Internet de la MRC D'Autray. Consulté le 15 mai 2016. http://www.mrcautray.com/tourisme/fr/transmission.html].

Animée par le désir de réaliser un projet lié au patrimoine vivant, l'artiste Hélène Blondin propose en 2014 à la MRC une série d'ateliers destinés à animer des groupes de personnes âgées résidant sur le territoire. L'intention derrière l'activité était non seulement de permettre aux aînés de plonger dans leurs souvenirs de manière stimulante, mais aussi de bâtir, à terme, une œuvre collective d'objets de mémoire, qui serait présentée sous forme d'une corde à linge.

La première étape du projet consistait à animer des groupes de discussion autour de boîtes à souvenirs constituées de boîtes à biscuits remplies d'objets anciens. Au total, 24 ateliers ont été menés, permettant d'enregistrer environ 150 témoignages. Les artefacts, entre les mains des personnes âgées, allumaient les souvenirs et lançaient les conversations, animées et relancées par Hélène Blondin. Telle pièce de dentelle rappelait à l'une des techniques de fabrication et à l'autre, un vêtement porté par un proche. Telle lettre ancienne rappelait combien les gens s'écrivaient avant de se téléphoner, ou même de communiquer par cour- riel. Un ancien outil renseigne sur les métiers disparus, une vieille photo délie les langues sur des bâtiments aujourd'hui détruits. Les objets, tous des exemples d'objets du quotidien, avaient été choisis pour leur vocation ou leur fonction d'origine ou pour leur matériau, dont la texture était susceptible de réveiller les mémoires. L'activité, aussi stimulante pour les facultés intellectuelles des aînés, ont donc eu pour effet de recueillir nombre d'informations utiles sur la région, les métiers pratiqués, les gestes quotidiens aujourd'hui oubliés.

Dans un second temps, les participants étaient invités à contribuer à l'installation d'une corde à linge de souvenirs en y intégrant un objet ancien de leur propre collection, accompagné de leurs commentaires écrits à propos de la pièce (les citations dans le texte en sont quelques exemples. Donnant encore une fois place à une expérience aussi émotive que patrimoniale, les donateurs expérimentent la création d'une œuvre collective porteuse de sens, à l'échelle de la communauté. Exposée à ce jour dans treize lieux de la région, dont certains lieux patrimoniaux tels la Chapelle Cuthbert et l'île Dupas, l'installation a été vue par plus de 1000 visiteurs. À l'hiver 2016, une collaboration avec Bibliothèque et Archives nationales du Québec permettra la remise des artéfacts et des témoignages pour leur préservation L'exercice démontre encore une fois l'efficacité du mécanisme émotionnel dans l'activité d'interprétation patrimoniale. Sans se fonder sur la réalité historique d'un lieu ou d'un objet (ie : cette vieille montre rappelle la montre de papa, même si ce n'est pas la même montre), un artéfact représentatif déclenche tout une séquence de souvenirs qui témoignent d'un ressenti rarement accessible par des sources historiques traditionnelles. Le fait de léguer au projet un objet personnel a donné lieu, selon Hélène Blondin, à des moments d'une grande intensité. La capacité du projet à créer, pour les participants, un lien entre leur vécu et le patri- moine de leur région, leur permet d'en reconnaître la valeur. C'est un bienfait non négligeable en matière d'animation communautaire et cet élément répond à une des volontés de l'histoire publique.

Transmission est-il un projet d'histoire appliquée?

Si l'un des objectifs de l'histoire appliquée est d'emmener l'expertise de l'historien sur la place publique, d'autres visées de la discipline encouragent les citoyens et les acteurs de la société à mener leurs propres activités pour encourager le dialogue entre les citoyens et le patrimoine qu'il portent en eux, souvent sans en être conscients. Dans des activités similaires de cueillette de mémoire ou d'histoire orale [Réalisées par l'auteure de ces lignes, dans le cadre de différentes activités communautaires à Montréal.], plusieurs participants plus âgés ont admis n'avoir « rien à raconter » ou ne pas comprendre ce qu'ils ont à apporter à l'histoire. Le déclencheur employé pour susciter le souvenir et la confidence est d'une importance capitale pour la qualité, le développement et la durabilité de l'activité. En effet, l'activité en elle-même est valable, mais c'est en la rendant accessible à la communauté qu'elle pourra pleinement transcender l'expérience individuelle.

La mécanique du souvenir, qui est mise à profit dans l'initiative Transmission, est d'une grande richesse pour les activités d'histoire publique. Elle permet un rapport à l'histoire qui valorise le vécu des individus dans le contexte de la grande histoire face à laquelle ils peuvent souvent se sentir aliénés. De plus, elle permet parfois, dans une certaine mesure, de documenter des éléments historiques ou ethnologiques méconnus comme la fabrication de tel ou tel objet ou la perception d'un événement régional d'importance passé sous le radar de l'histoire nationale. À ce titre, la multidisciplinarité de l'histoire publique dans un projet du type de Transmission est son plus grand atout: histoire orale, culture matérielle, sensibilité artistique, action communautaire multigénérationnelle; elle permet à l'histoire en tant que discipline de trouver une utilité supplémentaire à celle de la recherche fondamentale. Elle ne cherche pas ici à construire un récit ou à comprendre des faits; elle se laisse conter -par un humain vivant- un passé qui ne lui aurait pas été accessible autrement. Dans un certain sens, les projets communautaires d'histoire appliquée luttent contre le temps et l'oubli et donnent aux individus l'occasion de comprendre leur destinée au cœur du grand fleuve de l'histoire.

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