La piqûre du métier, Marise Provencher

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Cet article est issu du numéro 5 de la Revue de l'interprétation, publiée en février 2016.

J’ai vécu ma première expérience en interprétation de l’histoire en 2001. Le programme d’échange interprovincial pour étudiants d’Emploi Québec permettait à une centaine d'étudiants québécois issus des études universitaires d'obtenir un emploi d'été rémunéré dans une autre province canadienne. À l’époque, j’étudiais au baccalauréat en communication publique à l’Université Laval et j’étais membre de la Troupe de théâtre Les Treize de l’Université Laval. J’ai postulé au programme d’échange et ma candidature a été retenue. Étant donné mon expérience sur les planches, on m’a offert de travailler à Upper Canada Village, afin d’acquérir de l’expérience dans un lieu historique reconnu pour la qualité de ses activités d’animation.

L’expérience d’Upper Canada Village

Le village, administré par la Commission des Parcs du Saint-Laurent, est situé à Morrisburg, en Ontario. On peut y voir une collection d’une quarantaine de bâtiments patrimoniaux provenant de six villages fondés au 18e siècle par des loyalistes, ces habitants des colonies anglaises restés loyaux à la Couronne britannique lors de la Révolution américaine de 1775 à 1783. Au milieu des années 1950, ces villages allaient disparaître sous les eaux suite  aux  travaux de la canalisation du Saint-Laurent. Quelques bâtiments récupérés de ces villages ont été transportés en un même lieu pour donner vie à Upper Canada Village, un site tout neuf devant servir à illustrer la vie d’une communauté agricole du Haut-Canada au milieu du 19e siècle.

Dès mon arrivée au Village, j’ai compris que je me joignais à une communauté dynamique. La plupart des guides-interprètes étaient soit des retraités, soit des étudiants ontariens. J’ai constaté qu’ils ne venaient pas seulement travailler sur un site mais qu’ils l’habitaient, qu’ils semblaient y être chez eux tout naturellement. La chose était contagieuse; les six stagiaires québécoises qui allaient y passer quatre mois se sont aussi vite senties chez elles.

Notre tâche consisterait à animer le site en incarnant un personnage qui aurait habité, au temps de la Confédération, un village fondé par des loyalistes. Bien structurée, donnée en anglais, la formation des guides-interprètes a duré trois jours. Elle portait sur l’histoire des bâtiments où nous allions animer et sur la façon de le faire. À chaque bâtiment d’Upper Canada Village correspondait un thème en lien avec la fonction du lieu: dans l’école, l’éducation; dans la maison du médecin, la santé; dans la maison du pasteur luthérien, la religion et à la taverne, la vie sociale. Lorsqu’un visiteur pénétrait dans la maison, il entrait dans un univers à part entière qui allait bien au-delà de ce qui était apparent.

Notre formation terminée, nous avons fait notre entrée officielle dans la Maison des guides (qui a l’aspect d’une grange), où pour la première fois, nous avons revêtu nos costumes. Le costumier nous a laissé quatre jupons et jupes, de larges cerceaux de crinoline, deux chemisiers, un chapeau, des gants, une bourse et une ombrelle. Notre costume serait notre outil de travail; nous devions en prendre grand soin.

Nous nous sommes investies entièrement dans notre rôle. Même en l’absence de visiteurs, nous « portions nos masques », nous continuions à vivre « à la façon du village ». Nous travaillions en plein air, en bordure du fleuve Saint-Laurent, dans un milieu accueillant et convivial. Le nombre de visiteurs à une activité dépassait rarement plus d’une dizaine à la fois, ce qui en rendait l’interprétation très agréable. Les journées se suivaient et ne se ressemblaient pas. Nous changions de poste de travail tous les jours. Nous étions heureuses d’occuper un tel emploi; le village semblait nous appartenir.

Il nous était permis, à l’occasion, de prendre nos pauses dans certaines maisons où l’on faisait la cuisine. Des guides-interprètes cuisinières nous recevaient dans l’odeur du bon pain, nous invitaient à nous assoir à table, derrière la barrière qui séparait l’interprète du visiteur-spectateur, et nous servaient du gâteau et une tasse de thé. Nous devenions, en toute improvisation, membres de la famille ou amis en visite. À certains moments durant l’été, on nous donnait également un rôle lors d’événements spéciaux qui réunissaient tous les guides-interprètes du Village comme s’ils étaient membres d’une même famille; ce qui n’était pas difficile à livrer puisque c’était le sentiment que nous éprouvions quotidiennement. J’ai beaucoup apprécié la confiance que notre employeur a démontrée à notre égard. Tant que nous nous présentions à notre poste de travail chaque jour et à temps et que nous connaissions notre « scénario », nous avions la liberté et l’entière responsabilité de ce que nous offrions au public-visiteur.

J’ai beaucoup appris au cours des quatre mois de l’échange: notions d’histoire, techniques d’animation en solo, techniques d’interprétation théâtrales, traduction de contenu d’interprétation de l’anglais au français, compréhension et expression de la langue anglaise. Par-dessus tout, j’ai réalisé que plus un guide-interprète a du plaisir à transmettre ses connaissances, plus son visiteur en aura à l’écouter.

À Upper Canada Village, comme ailleurs, le visiteur-touriste vient relaxer, avoir du plaisir, apprendre et quelquefois, vivre une expérience immersive. Il souhaite voir et entendre quelque chose d’inusité ou de différent de son quotidien. Il attend d’un guide-interprète qu’il s’investisse dans ce qu’il fait, qu’il soit passionné par son métier, généreux de ses efforts et attentif aux réactions de ses auditeurs. Il apprécie que le guide-interprète prenne la peine de lui donner une réponse qui démontre son intérêt pour sa question. Il respecte celui qui, plutôt que de dire n’importe quoi, admet ne pas connaître la réponse. Enfin, aime avoir l’impression de recevoir « un petit plus » lors de sa visite.

Ailleurs

Cette première expérience de guide-interprète m’a donné la piqûre pour le métier. Ce que j’ai acquis à Upper Canada Village m’a ensuite servi ailleurs. J’ai été à l’emploi de la Compagnie des Six-Associés, qui offre des visites guidées traitant d’aspects inusités de l’histoire sociale de la ville de Québec. J’étais tantôt une bourgeoise anglophone du 19e siècle qui s’offusquait des mauvaises mœurs de son époque, de la luxure et de l’intempérance de ses habitants; tantôt une colporteuse d’herbes médicinales qui entretenait ses visiteurs des maladies et de la médecine de l’époque. Chaque visite se terminait dans un endroit convivial où je quittais mon personnage et répondais, en prenant tout mon temps, aux questions des visiteurs.

Au Musée du Château Ramezay de Montréal, j’ai joué le rôle de la femme du bourreau de Québec à l’époque de la Nouvelle-France. J’expliquais l’usage du carcan et, par la suite, j’invitais les passants à entrer au musée pour visiter l’exposition « Crimes et châtiments ». Beau temps, mauvais temps, je devais me surprendre moi-même et demeurer toujours aussi « intéressante ».  Même après avoir présenté la même animation des centaines de fois, je devais rester consciente que chaque représentation est une première pour le visiteur. Être blasé, ça n’existe pas chez un bon guide-interprète.

À l’Île-des-Moulins de Terrebonne, j’ai vécu à nouveau l’effervescence d’un village historique à l’occasion de la « Fête des Voyageurs du Nord-Ouest ». Une fois par année, le temps d’une fin de semaine, les visiteurs pouvaient assister au retour et au départ de ceux qui montaient jusqu’aux territoires lointains du Nord-Ouest pour échanger des marchandises de traite contre des fourrures. La Fête mettait en scène quarante à cinquante personnages, joués par des guides et d’anciens guides du site historique qui reprenaient du service à cette occasion. Ce genre de communauté vivante, qu’elle soit créée spontanément ou non, ne manque pas d’enchanter grandement le visiteur qui y déambule et y participe de multiples façons.

En 2011, avec le Réseau ArtHist à Laval, j’ai animé une « Virée patrimoniale » qui portait sur l’histoire de la paroisse de Saint-Vincent-de-Paul, dont certaines composantes historiques intéressantes ont malheureusement disparu avec le temps. Contrairement à ce qui se fait habituellement, c’est-à-dire montrer ce qui subsiste du passé, il nous fallait « faire voir » ce qui n’était plus. Le plus grand défi à relever était alors de stimuler l’imagination du visiteur, entre autres par une chasse aux indices et une animation ponctuée d’apparitions surprises de « fantômes du passé» (personnifiés par un comédien costumé jouant subséquemment trois personnages).

Un moment cocasse

Toute carrière compte ses moments mémorables, certains plus cocasses que d’autres. Celui-ci a eu lieu à Québec, au Parc de l’Artillerie, un vendredi soir vers 22h où je performais dans la visite guidée « Crimes et Châtiments ». À un certain mo- ment de la visite, un coéquipier avait le groupe en charge pendant que j’allais à l’écart enfiler le costume d’un autre personnage. J’attendais l’arrivée du groupe, recroquevillée dans un coin du site extérieur, lorsqu’un policier, le faisceau de sa lampe de poche pointé sur ma figure, me surprend, en pleine noirceur, vêtue de façon bizarre… Il m’a fallu expliquer ce que je faisais là. J’ai compris alors qu’il était important d’avoir toujours sous la main une carte ou un dépliant de son employeur afin de pouvoir expliquer une telle situation, quelque peu embarrassante!

Maintenant

Au fil des expériences, l’interprète tisse sa toile, ajoutant ses connaissances à son métier, se rendant plus apte à faire des choix éclairés lorsqu’il s’agit de bien le pratiquer. Ce qui est appris dans un site, (notions d’histoire, techniques d’interprétation…), sert souvent dans un autre contexte d’animation et parfois, de façon surprenante. Cela en fait un métier passionnant, où l’on apprend toujours et dans lequel on se sent de plus en plus compétent. Au fil du temps, on devient plus critique des choix interprétatifs qui sont faits dans certains lieux historiques visités; pour ma part, cela alimente fortement ma réflexion sur le domaine.

Aujourd’hui, après dix ans de ce métier effectué sur une base contractuelle, j’aspire à franchir une autre étape. Je suis intéressée à poursuivre des études universitaires de cycle supérieur en développement du tourisme, à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM. Je m’intéresserai tout particulièrement aux façons d’améliorer l’expérience du visiteur-client dans les lieux patrimoniaux. À mon avis, c’est cela le prochain défi du domaine: rendre chaque expérience de visite mémorable, faire appel aux sens, aux émotions, immerger le visiteur dans l’histoire; le rendre acteur plutôt que simple spectateur. Dans cet ordre d’idées, je conserve un souvenir mémorable d’une visite au Château des ducs de Bretagne à Nantes. Ce lieu historique adapte son produit à une multitude de clientèles (telles que les personnes non voyantes), propose différentes façons de visiter le site et offre, dans la plupart de ses salles d’exposition, des activités interactives sollicitant les sens. De plus, deux expositions parallèles sont présentées dans l’ensemble des salles: l’une portant sur l’histoire de la ville de Nantes; l’autre, sur l’histoire du château lui-même. Le visiteur ressort indéniablement enchanté et marqué par ce type de visite, car il sent qu’il a vécu une « expérience » qui continuera à l’habiter après sa sortie du musée.

C’est ce phénomène dans son ensemble que je souhaiterais étudier aux cycles supérieurs, afin de pouvoir conseiller les gestionnaires de sites patrimoniaux dans l’amélioration de leur expérience-client.

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